“Voir une bougie fondre, c’est l’une des seules manières de voir le temps qui passe.”
Elle connaît la cire comme personne. À force de la travailler et de l’observer depuis des années, Hélène del Marmol sait exactement comment elle va réagir. Demandez-lui la forme que vous voulez ; elle la fera. Rencontre.
Patchwork : Quel est ton parcours ?
Hélène del Marmol : J’ai étudié le design industriel à Madrid, où j’apprenais à faire de la 3D et à concevoir des objets destinés à être produits en série. Bien que j’y aie aussi appris à souder et à travailler le bois, j’étais souvent derrière mon ordinateur. Déjà à l’époque, je sentais que j’avais besoin d’être ancrée dans la matière.
Après mes études, j’ai atterri un peu par accident dans une galerie comme graphiste. J’y ai découvert le milieu de l’art, mais très vite, j’ai ressenti une frustration : je passais mes journées à mettre en avant le travail d’autres artistes. J’avais envie, moi aussi, de créer de mes mains. Ça a été le déclic. Je suis rentrée à Bruxelles pour me lancer.
Crédit photo : Leti Rovira
Patchwork : Pourquoi les bougies ?
Hélène del Marmol : J’ai longtemps réfléchi au premier objet que j’allais créer. J’avais déjà réalisé une collection de bijoux et j’avais beaucoup aimé travailler la cire. J’étais fascinée par ses textures. Et puis, la bougie est un objet qui existe depuis des lustres, qui est toujours là et qui n’a finalement pas vraiment évolué : c’est simplement de la matière grasse en fusion avec une mèche de coton.
Les bougies ont bien plus qu’un rôle décoratif : elles ne laissent personne indifférent. Elles ont quelque chose de mystique, tout en faisant partie de notre quotidien — baptêmes, anniversaires, enterrements, Noël… Elles accompagnent nos célébrations, nos moments de vie. Et pourtant, on les allume pour une soirée, puis elles disparaissent et on n’y pense plus.
Je voulais redonner à cet objet l’importance qu’il mérite.
Patchwork : C’est vrai que tu collectionnes les chandeliers depuis toujours ?
Hélène del Marmol : Oui. Au tout début de ma réflexion, quand je cherchais quel objet créer, je me suis dit qu’il fallait que ce soit quelque chose que j’utilise beaucoup.
À Madrid, je passais mon temps aux puces et chez les antiquaires, et je revenais toujours avec des chandeliers. J’en ai une grande collection, tous styles confondus — contemporains, anciens, modernes. Même à mes amis céramistes, je leur demande d’en fabriquer pour moi. Quand je recevais, je savais précisément combien de bougies il me fallait pour mes bougeoirs et combien il m’en restait dans mes tiroirs… Une petite obsession.
P : Tes bougies sont majestueuses. Tu as directement eu cette idée de grande taille ?
HdM : Oui, j’ai tout de suite fait de très grandes pièces, pour que les textures s’accumulent avec le temps, qu’elles évoluent, qu’on puisse vraiment les voir vivre.
La grande installation de l’artiste suisse Urs Fischer à la Bourse de Paris n’a fait que confirmer ma démarche de faire dans la grandeur. J’avais trouvé ça tellement intelligent : une bougie monumentale qui met des mois à se consumer. C’était d’une logique dingue — les textures, le temps qui passe “en live” devant nous. J’ai été bouleversée.
Ça m’a confortée dans mon idée de jouer avec ce côté spectaculaire, mais dans nos maisons. De faire un objet design qui évolue avec le temps et change selon la manière dont on l’utilise.
”Very big candle + very gorgeous dog” Crédit photo : @250×120
P : C’est le mouvement de la cire quand elle fond qui t’intéresse ?
HdM : C’est surtout la texture. C’est pour ça que je fais des bougies très géométriques : pour contraster avec le mouvement de la fonte. Il y a les colonnes, les cylindres, les arêtes nettes. Puis tout se met à couler. Le contraste visuel est fascinant.
Et il y a aussi la part d’inconnu. Si deux clients m’achètent deux bougies identiques, elles ne vont pas évoluer de la même manière dans chacune des maisons. Déjà parce qu’il y a plusieurs mèches par bougie, donc ça dépend de quelle mèche on décide d’allumer. C’est toujours fascinant, on ne sait pas par où ça va couler, on ne comprend pas pourquoi parfois la flamme s'arrête, et parfois elle continue. Et puis, si on allume la bougie une fois trois heures ou trois fois une heure, le résultat ne sera pas le même. Nous avons tous des manières différentes d’utiliser l’objet.
Crédit photo 2 : @250×120
P : Le côté totémique et architectural vient aussi contraster avec la douceur, cette part « féminine » qu’on associe souvent aux bougies.
HdM : Oui, mes bougies sont comme des sculptures. Mais je tiens au côté playful de l’assemblage. Un peu comme le groupe Memphis et Ettore Sottsass, qui m’inspirent : j’aime jouer avec les formes et les proportions, ajouter ou retirer des morceaux géométriques, toujours très simples.
Installation pour Massimo Dutti
P : J’imagine que le temps occupe une grande place dans ton travail.
HdM : La fabrication prend beaucoup de temps… et je suis de nature impatiente. Travailler la cire m’a appris à accepter d’attendre. Il m’arrive encore de démouler trop tôt, de perdre une journée, de devoir tout recommencer.
Mon rapport au temps change aussi avec les saisons : en hiver, la cire durcit beaucoup plus vite qu’en été.
Et puis, à force d’heures passées avec mes bougies dans l’atelier, j’ai fini par avoir des réflexions presque philosophiques. Voir une bougie fondre, c’est l’une des seules manières de voir physiquement le temps qui passe. On voit le temps passer avec la nature qui change, les enfants qui grandissent, ou les rides qui apparaissent, mais il n’y a pas tant d’objets qui sont témoins du temps qui file : il y a les bougies, les sabliers… quoi d’autre ?
Ce temps, on ne peut pas l’attraper, il n’est pas tangible. Pourtant, lorsque la bougie fond, on le voit, là, devant nous.
Crédit photo : @250×120
Takuro Kuwata : “J’ai découvert son travail au musée du design de New York à l’âge de 16 ans et ça m’a profondément touchée. Sa manière de travailler les émaux comme des sculptures à part entière est juste incroyable.”
Jean Després, joaillier et orfèvre. “J’aime qu’il utilise des références très industrielles sur des objets “précieux” comme la joaillerie et l’orfèvrerie. Je trouve ça si juste et intemporel.”
Ricardo Bofill. “J’aime à quel point il transgresse les règles de base de l’architecture pour faire quelque chose de si unique.”
Brent Wadden, brodeur, “un artiste canadien qui fait des tissages avec toujours de très belles associations de couleurs”.
Enfin, “le livre L’interaction des couleurs, de Josef Albers, publié en 1963, est ma bible”.