“Autrefois, toutes les couleurs ne se valaient pas” : Dorothée Catry, le goût des nuances
Dorothée Catry, atelier de teinture et parure florale
À deux pas de la Bourse, à Bruxelles, Dorothée Catry crée des fleurs qu’elle teint grâce aux couleurs extraites des plantes. Au rez-de-chaussée, il y a sa “cuisine”, son atelier de teinture. À l’étage, son appartement. Et encore au-dessus, son atelier où elle façonne ses fleurs en soie, grâce à des outils anciens récupérés il y a presque 10 ans chez une artisane.
“J’ai baigné dans quelque chose de très recherché esthétiquement”, me raconte-t-elle. Sa mère, artiste dans l’âme, travaillait dans la mode. Chez elle, c’était très joyeux, il y avait beaucoup d’objets décalés, comme une théière en forme de sac. Des objets chinés, des emballages. Beaucoup d’habits aussi. “J’appelais sa garde-robe une “réserve costume”.
Sa mère avait besoin de beau, de fête, d’objets amusants : ça lui donnait de l’élan et stimulait, sans doute, son imaginaire. Et puis, il y avait les couleurs.
“Je suis née dans un environnement où la couleur était mise en avant. Ma mère me mettait un béret rouge, un pantalon en velours ocre, des chemises à fleurs. Elle organisait avec ses amies des dîners de couleurs, où tout devait être assorti. Je me rappelle d’un dîner rose, avec des plats teints à la betterave et des assiettes assorties. Les invités aussi étaient habillés en rose.”
Photo: Karen Hilmersson
Quand je demande à Dorothée : “C’est quoi ton goût à toi ?”, elle me répond que dans son premier appartement, elle avait besoin d’accumuler pour “me sentir chez moi”. Puis elle s’est allégée, même si elle aime toujours s’entourer de choses légères. “Un jour, j’ai trouvé dans un magasin de matériaux de récup’ plein d’étoiles, comme des étoiles de shérif. J’ai recouvert une partie d’un mur, c’est devenu comme un papier peint.”
Chez elle, les murs sont blancs. “J’adore la couleur, mais quand elle est subtile. Les couleurs franches sont trop fatigantes, alors il faut bien les doser. Une touche d’orange fluo peut être magnifique, voire essentielle, pour relever un environnement gris”. Exactement comme une épice dans un plat : si c’est trop, ça gâche tout. Il faut que ce soit juste assez pour donner de la saveur.
Pour ses fleurs, Dorothée préfère les couleurs complexes, quand “on ne sait plus très bien de quelle teinte il s’agit, qu’on ne peut pas les nommer ou communiquer par téléphone : il faudrait beaucoup de mots, et encore, chacun les verrait différemment.”
“J’aime les murmures.” Elle m’explique : “Quand la casserole de teinture est chargée en colorant, j’ai tendance à dire qu’elle est bavarde. Quand elle s’épuise parce que le tissu a absorbé le colorant, c’est moins bavard, c’est “murmuré” car il en reste à peine”.
Alors qu’elle me parle, un bouquet de fleurs fanées est posé devant elle. C’est comme ça qu’elle les préfère. “J’aime ce moment entre le vivant et la disparition”. Elle continue. “En fait, ce qui m’intéresse, c’est le début et la fin des choses, le début et la fin des couleurs. Le bourgeon d’une fleur me touche, parce qu’il est fragile. Et les fleurs fanées aussi, parce qu’elles vont bientôt disparaître, mais elles sont encore vivantes !”
Son site internet : Dorothée l’a fait
Instagram : @dorothéelafait
Pour aller plus loin :
- Faire VS être. Pendant plus de 20 ans, Dorothée a travaillé comme costumière au théâtre. Puis le besoin de “faire” de ses mains l’a poussée vers la teinture et la soie. Quand elle fait ses fleurs, avec ses mains, “j’ai vraiment littéralement l’impression que je prends ma vie en main”. Le verbe “faire” est un verbe qui la porte. “J’avais envie d’imprimer la définition de “faire” en poster. On “fait” un objet, on “fait” un enfant… ce mot là va pour beaucoup de choses importantes de la vie d’une personne”.
En 2016, Dorothée Catry a acquis 4 générations d’outils d’atelier de parurerie florale de la modiste
Mireille Van Den Borne. Photo 1 : Julie Limont
- Autrefois, toutes les couleurs ne se valaient pas. Avant l’invention des teintures chimiques, les couleurs des textiles anciens — tapisseries, indiennes, vêtements — provenaient des plantes. Aujourd’hui, qu’il soit jaune, rose ou vert, un pull coûte le même prix, alors qu’en teinture naturelle, certaines couleurs étaient courantes, d’autres beaucoup plus rares et précieuses.
Par exemple, beaucoup de plantes donnent des jaunes. Mais le pourpre était beaucoup plus exceptionnel. On raconte qu’un chien, mordant un coquillage, aurait eu la gueule tachée de rouge : c’est comme ça qu’on aurait découvert cette couleur. Le pourpre provenait d’une petite goutte sécrétée par la glande d’un mollusque. Une quantité infime, arrachée à un coquillage. Imaginez un manteau de pourpre, la quantité de travail derrière…
Découverte de la pourpre, tableau de Pierre Paul Rubens vers 1636
- La teinture végétale, de la magie. L’avocat = des roses nude magnifiques, avec des teintes différentes entre le noyau ou la peau. La pelure d’oignon, l’oignon rouge = des pétales jaune verdatre. La garance = un beau rouge et un rose qui est d’une fraîcheur magnifique
Des minis fleurs en teinture naturelle: de l'Avocat, de la Garance hâtive, de la Garance tardive, de l'Oignon de garde, du Cachou, de la Bourdaine, de la Sophora, de l'Oignon Rocambole, de l'Oignon de Brunswick, du Millepertuis, de la Sauge, de la Sophora Fera, de l'Indigofera, de l'Indigo, du Campêche et de l'Indigo de Campêche ! Qui dit mieux ?
- L’histoire du vert Chantal. Comment communiquer une couleur ? C’est une vraie question : comment la décrire ? Quels mots utiliser ? Et comment être sûr que l’autre voit ce qu’on voit ?
Très vite, on a compris qu’il fallait de la couleur pour parler de la couleur, et pas seulement des mots. D’où les nuanciers, devenus le système le plus courant.
Dorothée, elle, a vécu ça dès ses débuts, avec l’histoire du fameux “vert Chantal”. Tout est parti d’un souvenir : son amie Chantal voulait retrouver un vert aperçu sur une porte en Toscane. Mais elle n’avait pas de photo, pas d’échantillon, juste cette mémoire de couleur. Et même si elle avait pris une photo, celle-ci n’aurait été qu’une reproduction faussée. Alors Dorothée s’est lancée dans une quête poétique : peut-on vraiment ramener une couleur en souvenir ? Elle a teint des dizaines d’échantillons de vert. Chantal disait simplement oui ou non, si elle reconnaissait la teinte ou non. À la fin, il y avait 80 “oui” : 80 verts rassemblés dans un grand nuancier, documenté avec des photos, des dessins, des textes. Une mémoire de vert, devenue palpable ! J’adore l’idée.
- Le Pantone du XVIIIème siècle. En ce moment, Dorothée Catry mène des recherches sous la direction de Dominique Cardon, archéologue du textile et de la teinture, et de Sandrine Rozier, designer costume et textile, pour reconstituer la palette des couleurs du XVIIIe siècle. À l’époque aussi, il existait une véritable charte de couleurs, avec des noms évocateurs. Prenons l’indigo : on déclinait ses nuances en une échelle précise, allant du plus pâle au plus profond. On parlait du bleu déblanchi, du bleu de lait, du bleu mignon, du bleu d’azur, du bleu de corbeau, ou encore du bleu turkheim… Une manière d’ordonner les teintes, mais aussi de les raconter.
- Parenthèse, mais regardez le nom des couleurs des teinturiers d’autrefois : “bleu mignon”,”feuille morte”, “gorge de pigeon”, “vert de canard”, “noir de sedan”, “poudre à canon des Anglais”, “biche”, “biche noisette”, “soupevin”, “couleur du roy”, “gris de rat”, “gris de prince”, ...
- Pour nous aider à choisir la couleur de ses fleurs, Dorothée a inventé son propre nuancier, qu’elle appelle “les jardins”. Chaque année, elle y “plante” 16 à 20 couleurs, comme des parterres de pétales. Chaque teinte porte un nom, on peut alors mieux nous projeter. C’est beau non ? Un jardin de couleurs, qui renaît chaque année entre début et fin septembre, et où certaines teintes reviennent comme des fleurs fidèles.
- Félix d'Haeseleer, professeur des couleurs à la Cambre, l’accompagne depuis qu’elle fait de la teinture végétale. Il s’est autoproclamé -non sans humour- son jardinier. Il a d’ailleurs récemment créé Le séminaire de couleurs, un séminaire qui se fait en deux phases pour s’aiguiser les yeux, pour comprendre et nommer ce qu’on voit. Hautement recommandé par Dorothée.
“Rien que d’étudier la nature, ça fait du bien”, dit-elle. “C’est pour ça que teindre avec des plantes procure une joie immense : tu te reconnectes avec ce qui est vraiment vivant.”
Photo Julie Limont
Les inspirations de Dorothée :
- Les conférence d’Olivier Hamant, sur la robustesse du vivant. « S’inspirer de la nature pour vivre dans un monde incertain. » Lorsqu’elle travaille, Dorothée écoute souvent FIP Radio ou des podcasts sur le vivant. Dernièrement, elle s’est plongée dans les conférences d’Olivier Hamant, sur la robustesse du vivant. À partir de l’observation des plantes et de la botanique, il explique comment elles coopèrent entre elles — et pourquoi un système qui met l’efficacité avant tout, comme le capitalisme, est voué à l’échec.
- La Géométrie dans le monde végétal, d’Elisabeth Dumont. L’ouvrage explore comment la nature construit ses formes selon des principes géométriques — spirales, symétries, fractales, etc. — tout en laissant place aux irrégularités propres au vivant.
- Les 157 couleurs de Paul Gout, de Dominique Cardon et Iris Brémaud. Ce livre restitue, pour la première fois, les 157 teintes figurant dans un manuscrit du XVIIIᵉ siècle — Mémoires de teinture — signé Paul Gout, maître teinturier de la Manufacture royale de Bize en Languedoc. Le livre mêle histoire, savoir-faire et inspiration : c’est un pont entre le geste ancien du teinturier et une réappropriation contemporaine des couleurs naturelles.